• Nul n’est censé se tenir à la loi

     

    (Cas pratiques, #1)

     

    Raoul n’est pas plombier, mais écrivain. C’est ainsi. Que voulez-vous ? Les ouvriers meilleurs que leurs outils gagnent plutôt bien leur vie, alors du haut de ses modestes origines et de ses pauvres capacités littéraires, lui s’est dit que ça ferait certainement trop et a décidé d’écrire – pour parler de sa vie comme d’autres de leurs miches. Et en même temps, on s’en moque comme d’un affreux cliché, puisque ledit métier n’aura pour seule utilité que son inclusion en notre argumentaire et la futilité de son anecdotique inscription en telle ou telle catégorie, futilité que n’égale que la valeur de cette fantasque mais néanmoins un tantinet prédictive introduction. Disons lors que c’est un art de l’introduire. Disons si vous voulez qu’il n’est écrivain qu’à ses heures perdues, et pâtissier quant à sa peine quotidienne, ce qui bon an mal an nous permettra de rompre le supplice du suspense et de passer à table.

     

    Raoul le pâtissier se rend donc toutes les fins de nuits sur son lieu de travail, pour faire des petits gâteaux dont nous serons gâteux ; n’en faisons pas toute une salade, tant c’est anecdotique. Il croise sur son chemin de nombreux fêtards éméchés, traînant à cloche-pied leurs savates vers un lointain clocher, oublieux en l’alcool de ménager qui des chèvres ou des choux. Normal. Et parfois belliqueux, encore, entre eux ou par débordement. Raoul, par innocente bonté d’âme ou grande simplicité, n’aime pas trop que les gens se battent et s’abîment sans raison valable regarder. Alors lui vient la bête et généreuse idée de séparer les improbables belligérants, de la manière la plus douce possible mais non sans subir leur agressive et injuste rudesse réciproque. Ce qui lui vaut ce beau matin-là de prendre un mauvais coup négligemment perdu. Une arcade intimement ouverte plus tard, il se soigne sur le pouce et reprend tranquillement le travail sans outre mesure s’inquiéter de son sort, ni plus de celui de la jeune assemblée dorénavant dispersée.   

     

    Puis, en fin de journée, la visite des forces de l’ordre, marquant le coup et tapant l’affiche devant son patron, la caissière et la triste assemblée des clients en goguette. Ce qui n’est pour plaire à personne. C’est la faute à Voltaire, l’informe le commissaire : monsieur machin, retrouvé roué de coups par l’un des équipages de nuit, le désigne comme son agresseur ; et l’assistance recomposée de confirmer l’engrenage ! Flûte alors, ce n’est pas la moitié d’une quenelle qui lui tombe dessus ! La soirée se prolonge en eau de boudin et en garde à vue, tandis que les témoignages se transforment lentement en procès-verbaux au rythme sec des deux index de l’officier judiciaire.

     

    Raoul se retrouve donc au tribunal, accusé de violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner. C’est que depuis son arrestation, machin est décédé de ses blessures, victime d’un vicieux traumatisme cérébral, paradoxalement consécutif à l’attaque mais précédant aussi la fatidique. La chance sourit aux audacieux mais ne prête qu’à bonne fortune. L’affaire conserve ses témoins, qui maintiennent leurs concordantes dépositions : Raoul n’y coupera pas, malgré ses véhémentes dénégations et son indigente indignation en regard du nombre de ses accusateurs.

     

    Reste que le président, c’est d’époque, n’est pas sûr de lui et veut entendre un exposé – devenu habituel – de la personnalité de Raoul, lui accordant encore potentiellement le bénéfice du doute. Le procureur aussi, pourquoi pas, certain de l’enfoncer depuis sa hautaine connaissance du dossier. L’humeur décrite par les présents d’hier s’avère des plus maussades. Le jeune voisin du pâtissier, qui visite délicatement sa fille un soir sur deux dans la globale indifférence de sa mère, madame Raoul, et qui voudrait bien gratuitement se débarrasser du père, l’affuble d’une fâcheuse tendance colérique et de fréquentes brimades physiques, sans que soit jamais notée la motivation profonde de ses légers propos ni donc leur honnête véracité.

     

    Raoul est mal barré, sauf peut-être en prévision du bien-loti de derrière les barreaux. Comprenant parfaitement que le nombre est contre lui, il affirme pourtant au tribunal tant sa sainte horreur de la violence que sa profonde répulsion pour tout prélèvement même accidentel d’une vie humaine, l’enjoignant à croire qu’il n’a pas cherché la bagarre ni porté le moindre coup. Leurs honneurs demandant sur quelle base, Raoul réaffirme sa parole, dont on fait finalement aussi peu de cas que les publications auxquelles il renvoie ensuite, dans lesquelles il avait couché noir sur blanc cette même ligne de conduite. Arguant qu’à l’impossible nul n’est tenu et qu’une cour de justice n’est pas un lieu d’exégèse, ne serait-ce qu’en considération du nombre de requérants, le tribunal persiste et fait valoir la signature des témoins ; ce qui du coup tient lieu de préséance de la déclaration des actes sur celle des intentions. Raoul tient bon, dans un argumentaire désespéré à la portée illusoire, clamant en vain son innocence. Comme tant d’autres, lui dira-t-on, avant de jouter que le rapport numéraire ne joue pas en sa faveur. Saisissant la qualification purement déclarative et en ceci quasi fictive de son verbe par ses juges, Raoul admet le point mais objecte une dernière fois qu’il est réellement pétri d’innocence, et que si la justice tient chaque justiciable à l’impossible puisque nul n’est censé ignorer la loi, elle doit bien admettre ne pas s’y tenir soi, dans une iniquité flagrante, puisqu’elle se permet théoriquement d’ignorer la réalité des faits – puisqu’elle ne peut logiquement les atteindre vraiment. Il note du reste la tendre hypocrisie du législateur, qui commande la connaissance qu’il n’inculque pas, puisque les études de droit ne sont pas incorporées au tronc commun éducatif. A ces deux titres, il demande le classement sans suite de son affaire, pour vice de forme d’une structure brillant par son incomplétude logique.

     

    La goutte prétentieuse provoque l’ire du président devant un tel abus de droit, lequel suit les réquisitions et condamne fermement, nous permettant de noter de manière tout à fait anecdotique au récit, qu’en la matière publique et dans un moyen terme argumentatif tenant à la notion de juste milieu, tous les moyens sont bons ; sauf peut-être les plus immédiatement coûteux, puisqu’instruire le bon peuple de son droit tiendrait de l’utopie économique, quand bien même on omettrait l’intellectuelle…

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